Escale chez les puissants
Je ne m’en suis pas mieux sorti avec les maîtres eux-mêmes. Je m’étais attendu à trouver des hommes propres, nobles et vivants, dont les idéaux seraient propres, nobles et vivants. Je me suis retrouvé au milieu d’hommes assis sur les plus hautes marches de la société — les prédicateurs, les politiciens, les hommes d’affaires, les professeurs, les hommes de presse. J’ai mangé de la viande avec eux, j’ai bu du vin avec eux, je me suis baladé en voiture avec eux, et je les ai étudiés. C’est vrai, j’en ai trouvé beaucoup qui étaient propres et nobles, mais, à de rares exceptions près, ils n’étaient pas VIVANTS. Et je crois vraiment que je pourrais compter ces exceptions sur les doigts des deux mains. Ceux qui ne tiraient pas leur vitalité de la pourriture, leur vivacité d’une vie malpropre, ressemblaient à des morts non enterrés — propres et nobles comme des momies bien préservées, mais pas vivants. Dans cette catégorie des morts vivants, je fais une place d’honneur aux professeurs que j’ai rencontrés, des hommes qui s’en remettaient à cet idéal universitaire décadent qu’est « la poursuite sans passion de l’intelligence sans passion ». J’ai rencontré des hommes qui invoquaient le nom du Prince de la paix dans leurs diatribes contre la guerre, et qui mettaient des fusils dans les mains de détectives privés afin qu’ils abattent les grévistes dans leurs propres usines. J’ai rencontré des hommes bouleversés d’indignation par la brutalité des matches de boxe et qui, en même temps, étaient complices du frelatage des aliments tuant chaque année plus de bébés que le sanguinaire Hérode lui-même. J’ai parlé avec des capitaines d’industrie dans des hôtels, des clubs, des maisons particulières, des compartiments de chemin de fer, sur des ponts de paquebot, et j’ai été ébahi du peu de chemin qu’ils avaient parcouru dans le royaume de l’esprit. En revanche, j’ai découvert que, dans le domaine des affaires, leur esprit était anormalement développé. J’ai découvert aussi que, dès qu’il s’agissait d’affaires, leur moralité était nulle. Tel gentleman aux traits délicats et à l’allure aristocratique était un directeur bidon, au service de compagnies qui volaient secrètement les veuves et les orphelins. Tel autre, collectionneur d’éditions rares et mécène exceptionnel de la littérature, cédait au chantage d’un chef de service municipal à la mâchoire lourde et aux noirs sourcils. Tel homme de presse, qui publiait dans son journal des réclames pour des spécialités pharmaceutiques et n’osait pas imprimer la vérité sur ces produits par peur de perdre une ressource publicitaire, me traita de gredin démagogue quand je lui dis que sa politique économique datait de l’Antiquité et sa biologie de Pline.
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